jeudi 3 mai 2012

Le mouvement « Universités en débats », ou la désexcellence

Victor Ginsburgh

Un mouvement soutenu par des académiques provenant de toutes les universités francophones du pays, auquel se sont, sans surprise, associés des universitaires français, vient de naître.

Il était basé sur la constatation intéressante et tout à fait correcte, que les universités commencent à sérieusement ressembler aux entreprises commerciales. Il faut, disent-elles, soutenir ce qui intéresse le marché, ce qui formera les étudiants à s’y intégrer plus facilement, et ignorer, ou mieux, supprimer le reste. Formons des ingénieurs civils (et encore), mais surtout formons des gestionnaires dans nos Bizness Schools et arrêtons d’enseigner l’araméen ou le quechua ; l’archéologie ne sert à rien, l’histoire de l’art encore moins, pas plus que le latin et le grec puisqu’ils n’existent quand même presque plus dans l’enseignement moyen, faisons des cours d’anglais, et arrangeons-nous pour que les étudiants soient amenés à payer pour y participer ; formons des « spécialistes » en finance, en marketing (avec un zeste de psychologie), en comptabilité, en informatique. Développons les enseignements de troisième cycle destinés aux cadres des entreprises et faisons les payer très cher.

J’exagère sans doute un peu, mais c’est aussi pour vous montrer que je suis entièrement d’accord avec la position du mouvement qui constate que l’université se décharge de ses fonctions premières pour devenir une boutique commerciale.

Mais à mon grand regret, ce mouvement est en train de se transformer en un mouvement pour la « désexcellence » (1) et pour la « science lente », ou, en terminologie anglaise « slow science », qui risque de se métamorphoser très vite, en « no science », surtout dans les sciences dites humaines.

En cause, la nomination et la promotion des scientifiques sur base de leurs publications, l’attribution de crédits à ceux qui font de la recherche « excellente », et qui sont évalués par des institutions qui ont le mérite d’exister et n’ont aucun intérêt à déformer la réalité des choses. Ces institutions comptent non seulement le nombre d’articles publiés, mais surtout le nombre de fois que ces articles (et leurs auteurs) sont cités dans d’autres revues scientifiques, selon le type de revue dans laquelle les articles sont publiés, puisque les revues elles-mêmes sont classées d’après leur niveau d’excellence (2). Bien sûr, même si le décompte est correct et indiscutable, il peut y avoir certaines manipulations en amont. Les Américains, dont les revues sont souvent les plus prestigieuses, ont aussi bien plus de facilités d’y publier que les Européens (surtout s’ils n’écrivent pas en anglais) ; ils ont aussi leurs copains qui sont éditeurs de ces revues, nous pas. Mais nous arrivons quand même à y entrer, et nous développons nos propres revues européennes qui ne deviendront certes pas meilleures si nous devenons « lents ».

C’est aussi sur cette base que sont classées les universités ; ces classements ont souvent été critiqués par nos recteurs pour des raisons bonnes ou moins bonnes. Ils sont bien sûr arbitraires dans le choix entre la 133e et la 134e université et il est facile d’inverser ce dernier classement en adoptant des critères un peu différents ou en les pondérant autrement. Mais il y a peu de doute que l’université classée première soit meilleure que celle qui est classée cinquantième. Et c’est la première qui attirera les étudiants, pas la cinquantième. Heureusement pour cette dernière, tous les étudiants ne sont pas admis dans la première et elle aura quelques miettes.

Quelle est l’alternative ? Revenir à l’époque où j’étais jeune et où j’ai vécu la nomination de chercheurs et de professeurs sur base d’une appartenance clanique, et du rabattage de collègues qui souvent ne connaissaient rien à la spécialité dans laquelle il fallait nommer le nouveau venu, mais qui étaient prêts à apporter leurs voix à tel ou tel membre du clan ou copain qu’il s’agissait d’élire. Avec pour résultat un enseignement désastreux (je parle de mon domaine, à la fin des années 1950), ennuyeux parce que non soutenu par la recherche, inutile parce que basé sur des connaissances vieillies : un ami étudiant en polytechnique me racontait qu’on y enseignait encore la machine à vapeur, alors qu’existaient déjà des centrales nucléaires, et j’ai moi-même subi un cours sur le classement de fiches manuscrites mais de couleurs différentes pour les reconnaître, alors que commençaient à apparaître les ordinateurs (et les trieuses à cartes perforées étaient bien sûr monnaie courante).

C’est cela le résultat de la « no science » ou, ce qui revient presque au même, de la « slow science » et de la « désexcellence ». Et ce ne sont ni les Etats-Unis, ni la Chine, ni la Russie, ni l’Angleterre, ni l’Allemagne qui vont nous suivre.

Voici ce qu’écrivait, il y a près d’un an, Nathalie Heinich (3), la sociologue française bien connue professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales :

« Et en effet, que serait un monde—notamment universitaire—sans évaluation ? Ce serait un monde où règnerait l’arbitraire de la domination par les puissants, les effets de clientélisme ou de réseau, l’inamovibilité des positions acquises, ou encore l’éradication des valeurs de mérite, de compétence ou de travail au profit des propriétés non indexées à l’excellence personnelle, telles que la naissance ou l’appartenance à un collectif—voire l’imposition d’un égalitarisme de principe éliminant toute hiérarchisation par le talent ou par la productivité… Un peu de modération enfin : ces oukases paranoïdes, qui alignent tous les poncifs du radicalisme critique à la mode, laissent penser que leurs auteurs n’ont jamais participé à une commission de recrutement ou d’avancement… [N]ous pourrions utilement prendre exemple sur les pays anglo-saxons, autrement plus sérieux que nous en matière d’évaluation par les pairs et de prise en compte de la seule excellence scientifique… [Je m’oppose à un fonctionnement] où le grenouillage local et l’auto-promotion sont connus de tous mais sanctionnés par personne ».

Avis aux sciences humaines (et aux sciences exactes aussi bien entendu), je n’aurais pas osé leur asséner cela.

J’ai souvent écrit que j’étais en faveur de l’enseignement du grec et du latin dans les écoles, mais je suis aussi pour l’enseignement de la science qui est en train de se faire, notamment par ceux-là mêmes qui l’enseignent. Et la « slowness » (lenteur) de cette science ne nous rendra pas meilleurs.

(1) Voir par exemple http://lapige.be/2012/04/portrait-olivier-gosselain-professeur-a-lulb-et-desexcellent-il-faut-nous-changer-nous-memes/

(2) Ce qui fait dire à certains que la machine tourne en rond. Il y a de cela, mais il y a aussi beaucoup de bon.

(3) Nathalie Heinich, Haro sur l’évaluation, La Quinzaine Littéraire 1040, 16 au 30 juin 2011.

Post scriptum du 6 avril

Plusieurs lecteurs m’ont écrit ou dit qu’ils étaient étonnés que je souscrive à « l’université boutique commerciale ». C’est évidemment loin d’être le cas, mais je reconnais que mon texte pouvait prêter à confusion et j’ai modifié, non pas mon avis, mais l’avis qui était mal exprimé.

Pour être tout à fait clair, je suis contre la dérive actuelle qui supprime ce qui dans le mot « université » ressemble à « universel » et transforme l’université en boutique.

Par contre, je crois que l’université doit rester « excellente », aussi bien dans ce qu’elle enseigne que dans sa recherche et ne puis me rallier à ceux qui suggèrent que nous devons aller dans le sens de la « désexcellence » et de la « science lente ». Parce que ce qui s’y enseigne doit être non seulement universel, mais doit aussi être basé sur la science qui s’y fait. Et si la science qui s’est fait devient « lente », tel sera son enseignement.

Il va sans dire que le décompte des articles et des citations utilisé pour évaluer n’est qu’un pis-aller et n’existe d’ailleurs pas dans toutes les disciplines. Je suis bien évidemment prêt à souscrire à l’idée de la présence d’experts provenant d'autres universités dans les commissions de recrutement et de promotion. L’expérience que j’en ai ne m'a cependant pas toujours convaincu. Leur présence évite le copinage par trop évident, mais les conclusions sont malgré tout souvent « entraînées » par les membres internes, qui invoquent des raisons autres que scientifiques, parfois justifiables, parfois tout à fait ad hoc. Il est vrai que le comptage du nombre d'articles et de citations n'évite pas davantage les arguments ad hoc dans les conclusions des rapports des commissions.

2 commentaires:

  1. Cher collègue,

    Vous le savez, le mouvement "Université en débat" n'est pas né pour être un mouvement pour (ou contre) la "désexcellence" et/ou la "slow science", et je ne partage pas votre opinion selon laquelle il est en train de se transformer en un mouvement "pour" - sauf à reconsidérer et préciser ce que nous entendons par ces termes (je souligne que je les emploie ici sans majuscule) , et qui n'est sûrement pas "no science" ou "bad science" !

    Le mouvement trouve son origine dans un événement critique (la démission d'A. Stevens), et ses évolutions, dans l'"embrasement" des réactions que cette démission a suscité et le fait qu'il a rapidement constitué un point de ralliement pour de nombreux universitaires opposés à la figure actuelle de leur institution.

    Ce qui rassemble ces universitaires (et d'autres qui ne le sont pas), c'est la conviction qu'une refondation des universités s'impose au regard de leurs finalités :" conserver les savoirs acquis au cours de l’histoire, produire de nouveaux savoirs et transmettre les uns et les autres au plus grand nombre avec les controverses dont ils ont été ou sont l’objet ; former les étudiants aux méthodologies de recherche et à l’analyse critique des enjeux et effets sociétaux des questions, pratiques et résultats du champ scientifique, à l’exercice d’une pensée dégagée de tout dogme dans la quête du bien commun et à celui d’une activité professionnelle experte et responsable ; alimenter la réflexion des sociétés sur elles-mêmes, en particulier sur leur modèle de développement" (Extrait du "Manifeste pour des universités à la hauteur de leurs missions" - univendebat.eu") .

    Les voies et moyens de cette refondation sont problématiques (et leur dimension politique et sociétale me paraît incontestable) et notre mouvement se propose de joindre la réflexion de ses membres à celles de tous ceux qui se sont déjà penchés sur la question et s'y penchent aujourd'hui, tels les mouvements Slow science et Désexcellence (ici j'emploie la majuscule).

    RépondreSupprimer
  2. Post scriptum du 6 avril

    Plusieurs lecteurs m’ont écrit ou dit qu’ils étaient étonnés que je souscrive à « l’université boutique commerciale ». C’est évidemment loin d’être le cas, mais je reconnais que mon texte pouvait prêter à confusion et j’ai modifié, non pas mon avis, mais l’avis qui était mal exprimé.
    Pour être tout à fait clair, je suis contre la dérive actuelle qui supprime ce qui dans le mot « université » ressemble à « universel » et transforme l’université en boutique.
    Par contre, je crois que l’université doit rester « excellente », aussi bien dans ce qu’elle enseigne que dans sa recherche et ne puis me rallier à ceux qui suggèrent que nous devons aller dans le sens de la « désexcellence » et de la « science lente ». Parce que ce qui s’y enseigne doit être non seulement universel, mais doit aussi être basé sur la science qui s’y fait. Et si la science qui s’est fait devient « lente », tel sera son enseignement.
    Il va sans dire que le décompte des articles et des citations utilisé pour évaluer n’est qu’un pis-aller et n’existe d’ailleurs pas dans toutes les disciplines. Je suis bien évidemment prêt à souscrire à l’idée de la présence d’experts provenant d'autres universités dans les commissions de recrutement et de promotion. L’expérience que j’en ai ne m'a cependant pas toujours convaincu. Leur présence évite le copinage par trop évident, mais les conclusions sont malgré tout souvent « entraînées » par les membres internes, qui invoquent des raisons autres que scientifiques, parfois justifiables, parfois tout à fait ad hoc. Il est vrai que le comptage du nombre d'articles et de citations n'évite pas davantage les arguments ad hoc dans les conclusions des rapports des commissions.

    RépondreSupprimer